Dans « Dernier train pour Busan », les zombies révèlent bassesses et grandeurs

Dans « Dernier train pour Busan », les zombies révèlent bassesses et grandeurs

Des zombies, on en voit beaucoup ces dernières années, dans des styles divers (World War Z, Resident Evil, 28 Jours plus tard, Shaun of the Dead, The Walking Dead…). L’amateur de morts-vivants le plus assidu pourrait vite se lasser. Mais que cette avalanche de productions de qualité variable ne le détourne pas (ni les autres) du rafraîchissant Dernier train pour Busan.

L’ouverture de Dernier train pour Busan (réalisé par le coréen Sang-Ho Yeon) peut laisser songeur : le début de l’épidémie zombie s’y manifeste de façon inattendue. Un chevreuil, renversé par un camion, fait figure de patient zéro. Sur fond de musique angoissante, il se réanime comme un pantin désarticulé. Gros plan sur sa tête et ses yeux qui s’ouvrent, vides comme la mort. Générique. Et éclats de rires dans la salle.

Des scènes loufoques de ce genre, le film en égrène quelques autres pendant ses deux heures. Mais cela n’entrave en rien sa qualité et la tension qu’il distille au fur et à mesure autour de ses personnages aux objectifs opposés.

Comme le titre l’indique, tous sont au début paisiblement installés dans un TGV, direction Busan. Parmi les passagers, Seok-Woo, jeune trader et papa célibataire de la petite Su-an, qu’il néglige sans même s’en rendre compte. C’est précisément la raison pour laquelle ils sont dans le train : la fillette veut rentrer chez sa mère devant le désintérêt de son père.

Grandeurs et petitesses des hommes

Les choses se gâtent vite dans le train, où une « infectée » a embarqué en même temps que tout le monde. La maladie est foudroyante, ses victimes sont quasi instantanément transformées en brutes sans cervelle avides de chair humaine. Et, contrairement aux zombies habituels, ceux-là courent aussi vite qu’Usain Bolt.

Dans ce jeu de massacre, de rame en rame et de train en train, les grandeurs et les petitesses de l’homme se révèlent. Le père négligent s’avère protecteur et héroïque ; un futur papa, avec sa femme enceinte, passe de gentil type un peu balourd à génial pourfendeur de zombies ; un type en costume au bras long, qui en sait plus que tout le monde, se révèle le plus odieux, prêt à tout pour s’en sortir…

Si le film débute sur des notes comiques et grotesques, il impose une tension folle rapidement et manie une émotion un peu cliché, mais qui fonctionne. Et, comme dans toutes les productions similaires, on l’espère mais cela n’arrive pas : pas grand monde ne survit. Malgré tout, ce sont quand même la solidarité et le sacrifice qui s’avèrent les meilleures vertus pour survivre.

« Ma Loute », folie loufoque au bord de la Manche

« Ma Loute », folie loufoque au bord de la Manche

Avec Ma Loute, en compétition au Festival de Cannes, Bruno Dumont signe une comédie burlesque rafraîchissante et incroyablement drôle.

Des bourgeois consanguins, des pêcheurs cannibales et deux flics balourds à l’allure de Laurel et Hardy. Une improbable galerie de personnages qui suffit à tisser un film d’époque (l’action se déroule en 1910) burlesque absolument désopilant.

Pour cette comédie, Bruno Dumont n’a pas fait les choses à moitié : sa loufoque lutte des classes, avec, dans les rôles principaux, une riche famille dont (presque) chaque membre rivalise de fausseté et de débilité profonde, et une famille de pêcheurs prolétaires qui enlève et cuisine les bourgeois en goguette dans la baie de la Slack (Pas-de-Calais), est une réussite rafraîchissante.

Plus précisément, les « héros » bourgeois dont Dumont rit à chaque plan, ce sont les Van Peteghem : André (Fabrice Luchini), Isabelle (Valeria Bruni-Tedeschi), Christian (Jean-Luc Vincent), Aude (Juliette Binoche) et leurs enfants. Rien qu’entendre chacun d’eux parler, les voir se déplacer avec de bizarres handicaps physiques, vaut déjà le détour.

En bas de l’échelle sociale, les Brufort, pêcheurs, donc, et passeurs pour le père (Thierry Lavieville) et l’aîné, le dénommé Ma Loute (Brandon Lavieville, son premier rôle) : les deux attendent les richards en vacances qui, contre une piécette, se font porter dans leurs bras pour traverser la baie à sec. C’est de ce travail que la famille profite pour « trouver » sa pitance quotidienne.

Luchini et Binoche excellent dans leur rôle

Hélas pour ceux placés en haut de la pyramide, un improbable duo de flics, balourds et incapables, mène l’enquête. Ces derniers sont plus prompts à végéter – et à tomber dans le cas de l’inspecteur Machin (Didier Despres), obèse incapable de se relever seul après chaque chute – qu’à faire avancer le schmilblick. Et, dans ce joyeux bordel, une histoire d’amour se développe entre Ma Loute et Billie (Raph), fille (du moins, a priori) androgyne d’Aude Van Peteghem, qui ne se doute absolument pas des appétits cannibales des Brufort.

Vaste blague potache aux rebondissements nombreux, Ma Loute se révèle incroyablement jubilatoire, malgré la répétitivité de certains gags, comme les nombreuses chutes des personnages. Si le tout fonctionne aussi bien, c’est que Bruno Dumont a laissé parler son imagination et a poussé à l’excès la caractérisation de tous, bourgeois comme prolétaires.

Fabrice Luchini et Juliette Binoche sont particulièrement savoureux dans leur interprétation d’imbéciles bien sous tous rapports, argentés et décadents. Bruno Despres, l’inspecteur obèse, pousse au fou rire à chacune de ses répliques, lancées dans un accent nordiste à couper au couteau.

Trop en dire reviendrait peut-être à gâcher les innombrables et géniales blagues de Ma Loute. Une seule recommandation, donc : si ce n’est pas déjà fait, hâtez-vous dans les salles obscures pour deux heures de folie déjantée.

 

« Les Habitants », tranches de vie dérisoires et touchantes

« Les Habitants », tranches de vie dérisoires et touchantes

Le dernier documentaire de Raymond Depardon laisse la parole à une France populaire.

Un camping-car posé sur une place centrale. À l’intérieur, des Français lambda, toujours par deux, discutent en toute liberté. Dans Les Habitants, l’entreprise de Raymond Depardon est simple : le photographe et documentariste vétéran étrenne son camping-car dans quelques villes, à travers toute la France, « de Charleville-Mézières à Nice, de Sète à Cherbourg ». Dans les cités où il s’arrête, il applique toujours la même méthode, évoquée au début.

Dans le véhicule défilent donc couples, amis ou parents, de tout âge et de toute origine. Les conversations se font naturelles et simples : les amoureux parlent de leurs petits problèmes, les ami(e)s devisent sur leurs amours, les banlieusardes âgées expriment leurs inquiétudes sur la transformation de leur ville…

Insignifiant ou intéressant ?

Tout cela pourrait être dérisoire. Pourtant, le film fonctionne à merveille. Au fil des discussions, on entre dans l’intimité de ces messieurs et mesdames Tout-le-Monde. On rit, beaucoup, et on est atterré, parfois. Aux blagues triviales succèdent par moments le machisme, la méchanceté ou la xénophobie ordinaires.

Heureusement, beaucoup des personnes qui passent dans le camping-car restent touchantes. Ici, des jeunes s’interrogent sur leur avenir ; là, une jeune femme met en garde son amie contre sa relation avec un homme peu attaché à elle ; ou, tout simplement, un couple, visiblement très amoureux, fait mine de se disputer pour mieux se réconcilier.

À la fin, il n’est pas sûr que ces tranches de vie disent vraiment quelque chose de la France d’aujourd’hui. Mais la force du film n’est sans doute pas à chercher là. Elle réside, bien plus, dans l’affection – ou, du moins, la compréhension – qu’on finit par développer pour cette galerie de Français. Et, comme le film est court (1 h 24), on en demande plus.

A la galerie Fait & Cause, une histoire du mouvement zapatiste

A la galerie Fait & Cause, une histoire du mouvement zapatiste

La galerie Fait & Cause (Paris 4e), entièrement consacrée à la photographie sociale, présente jusqu’au 30 avril une superbe exposition sur le mouvement libertaire zapatiste, au Mexique.

C’était un 1er janvier 1994 au Mexique, dans l’État du Chiapas. Ce jour-là, l’Alena, accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, entrait en vigueur. C’est le jour que les populations indigènes du Chiapas ont choisi pour se soulever militairement.

L’objectif : la reconnaissance des droits et de la culture des populations natives, et l’autonomie. L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) – nommée en hommage à Emiliano Zapata, figure de la révolution mexicaine au début du XXe siècle –, qui perdure aujourd’hui, a ainsi été fondée.

Le photographe Mat Jacob, qui fait partie du collectif Tendance floue, a suivi les actions et événements marquants de cette insurrection libertaire entre 1995 et 2013. La galerie Fait & Cause (Paris 4e) expose ce remarquable travail en noir et blanc, mâtiné de reportage, de portraits et de paysages.

Le mouvement inspire une grande sympathie populaire

Un itinéraire de l’anticapitaliste et utopiste mouvement est ainsi profilé, des débuts du zapatisme à l’autonomie effective dans les villages rebelles. L’exposition en elle-même laisse la part belle aux photos, délaissant un peu l’information. Mais on est renseigné sur l’essentiel : la rébellion a été sévèrement combattue par le Parti révolutionnaire institutionnel (socialiste) du Mexique, au pouvoir jusqu’en 2000, grâce à des unités paramilitaires.

Cette année-là, après l’élection de Vicente Fox, du Parti action national (centriste) s’ouvre une alternance politique au Mexique. Les zapatistes organisent alors la « Marche de la couleur de la Terre » de février à mars 2001, pour demander le respect d’accords sur les droits et la culture indigènes, signés en 1996 avec le précédent gouvernement, mais jamais entérinés.

À cette occasion, le mouvement éprouve la sympathie populaire qu’il inspire dans le pays. Les accords, que l’EZLN juge dénaturés après leur passage au Sénat et en Chambre des députés, sont plus tard rejetés par les insurgés.

Cinq zones autonomes dans le Chiapas

Petit à petit, les zapatistes ont développé leurs propres instances gouvernementales, au niveau communal puis régional. Ils ont aussi constitué leur propre système éducatif et hospitalier. La rébellion revendique aujourd’hui cinq zones autonomes dans l’État du Chiapas, dans lesquelles vivraient 150 000 personnes.

Si vous voulez en savoir plus sur cette expérience unique, il y a hélas peu de sources sur Internet. Utilisé avec discernement, Wikipedia vous apportera bien sûr de plus amples informations, ainsi que les liens suivants : Expérience zapatiste, postcapitalisme et émancipation au XXIe siècle (Mediapart, sur le blog Blog libertaire du séminaire ETAPE et du site Grand Angle) ; Vingt ans après, le mouvement zapatiste entretient la flamme (L’Obs) ; Au Mexique, l’avenir du zapatisme se fait en ligne (Rue89).

La galerie Fait & Cause, dédiée à la photographie sociale

Pour le reste, on peut sans doute se fier notamment au travail de Jérôme Baschet, enseignant médiéviste à l’EHESS, et auteur de La Rébellion zapatiste (Flammarion, 2005), qui enseigne également à l’Université autonome du Chiapas, à San Cristobal de Las Casas, berceau des zapatistes. Neil Harvey, professeur spécialiste de l’Amérique latine à l’Université du Nouveau-Mexique, a quant à lui écrit The Chiapas Rebellion après un travail de terrain de dix ans (livre non traduit en français).

Outre l’histoire de la rébellion, l’exposition m’a aussi permis de découvrir la galerie Fait & Cause, entièrement dédiée à la photographie sociale et gérée par l’association Pour que l’esprit vive, reconnue d’utilité publique, qui veut œuvrer à une prise de conscience des grands problèmes sociétaux (son étendard : le site SoPhot.com). Le travail de la galerie, visiblement de qualité, est donc à surveiller de très près. Les prochaines expositions prévues (du 18 mai au 9 juillet) portent sur une maison de retraite pour prostituées au Mexique et sur la tauromachie en Arles.

Quelques photos de l’exposition sur l’insurrection zapatiste :

A Chantilly, l’enchanteur Potager des Princes

A Chantilly, l’enchanteur Potager des Princes

À Chantilly (Oise), fief des princes de Condé, se cache un discret et superbe jardin, le Potager des Princes. À visiter en ces beaux jours de printemps si vous faites un tour dans l’Oise ou êtes prêts à un détour après la visite du château.

De Chantilly, la plupart connaissent surtout le château XIXe, sa collection de peintures et ses jardins, dessinés par Le Nôtre. Plus discret est le Potager des Princes, jardin privé caché rue de la Faisanderie. Je l’ai découvert au hasard d’une promenade imprévue à Chantilly. Et quel bonheur pour les yeux et l’esprit !

Le lieu n’est pas gigantesque mais il abrite une belle variété d’arbres, d’animaux de basse cour – dont des coqs à l’allure originale – et d’oiseaux venus d’ailleurs. La promenade, qui fait plus ou moins le tour du Potager, est aisée, ludique et assez enchanteresse.

Dans une atmosphère harmonieuse, on croise paons, cygnes, canards, chèvres, perruches, lapins et autres coqs rares. Et cela en traversant différents styles de jardin : italien, tropical, japonais…

Le Potager comprend aussi, bien sûr, un grand potager, cultivé en respectant la terre. Des animations sont proposées tous les jours (sauf le mardi). Vous pourrez notamment assister à des courses de poules, de lapins, ou à une démonstration de chien de berger.

Pour la petite histoire, à l’origine, le Potager faisait partie des jardins du château. S’y trouvait, plus précisément, la faisanderie du Grand Condé, bâtie en 1682. Le jardin a ouvert au public dans les années 2000, après avoir échappé à un projet d’urbanisme qui l’aurait rasé.

Évidemment, le Potager se prête particulièrement à une visite en famille, qui devrait ravir les plus petits. Mais les plus grands qui ont gardé leur âme d’enfant – et je sais que vous êtes nombreux –, comme moi, sortiront du parc avec un grand sourire et l’esprit reposé. Le tarif (9, 50 € par adulte, 8, 50 € par enfant) peut sembler élevé. Mais la visite vaut bien cela, d’autant plus que le jardin est privé et ne dispose donc d’aucune subvention.

« Demolition », détruire pour reconstruire

« Demolition », détruire pour reconstruire

Le nouveau film de Jean-Marc Vallée arrive à point nommé : Demolition est léger comme le printemps qui débute. Une bonne comédie portée par l’excellent Jake Gyllenhaal.

Parfois, une masse peut suffire à vous rendre le sourire. Cela marche en tout cas pour Davis Mitchell (Jake Gyllenhaal), banquier d’affaires qui tente de se retrouver après la mort accidentelle de sa femme (Heather Lind). La solution : décortiquer des objets de mobilier et casser des murs. En quelques mots, voilà l’histoire de Demolition, plus comique que dramatique, mais qui ne manque pas de profondeur.

Quand la femme de Davis meurt, l’étrangeté loufoque de sa réaction surprend. L’homme paraît impassible face à la tristesse de ses beaux-parents ou des amis. En réalité, il ne sait tout simplement pas à qui parler. Alors, il choisit de se confier au service clients d’une société détenant des distributeurs automatiques – Davis a perdu 1,25 $ dans une de ces machines à l’hôpital pour un paquet de M&M’s, dix minutes après avoir appris le décès de son épouse.

Un feel good movie subtil et teinté d’émotion

Une belle et singulière relation naît de cette lettre qu’il envoie, dans laquelle il ouvre son cœur sur sa relation avec sa femme. Une certaine Karen Moreno (Naomi Watts), chargée du service clients, lui répond par téléphone, émue par la lettre. L’amitié entre Davis et elle apportera beaucoup au premier, qui, sourd à ses émotions, s’ouvre petit à petit et apprend à ressentir.

Autres éléments de cette reconstruction : le fils de Karen, Chris (Judah Lewis), un androgyne de 15 ans qui dit « fuck » à tout bout de champ, et, surtout, de jouissives destructions manuelles d’objets ou de maisons.

Malgré quelques poncifs, le film s’apprécie grâce à son humour et à un excellent Jake Gyllenhaal. Surtout, l’histoire de cet homme, qui renoue avec ses sentiments et apprend à écouter sa douleur, est contée avec plus d’émotion et de subtilité qu’on pourrait s’y attendre. Le film du Québécois Jean-Marc Vallée (auteur de l’oscarisé Dallas Buyers Club) termine sur une note optimiste, avec un beau rire de Davis. Un bon feel good movie pour entrer dans le printemps.

« Exotica, erotica, etc. », rêve sensuel sur l’océan infini

Exotica, erotica, etc., documentaire – si l’on peut dire ainsi – primé par le public au Festival de films de femmes de Créteil, qui s’est achevé le 27 mars, est un onirique voyage dans le quotidien de marins grecs et dans les souvenirs d’une prostituée chilienne, amoureuse des ébats avec ceux-ci. Déroutant et somptueux.

À l’image, l’immensité bleue, qui semble ne pas avoir de limites. Dessus, tels de gigantesques monstres, des cargos naviguent, chaque jour, chaque heure, de port en port, dans le vaste monde. La plasticienne grecque Evangelia Kranioti, comme dans un rêve, nous offre à voir l’errance perpétuelle de ces bateaux grâce à de somptueuses images : les navires fendent la glace, qui leur cède petit à petit le passage ; incertains, ils avancent dans les flots, voient se succéder le jour et la nuit, la nuit et le jour, jusqu’au prochain port.

Là, dans des contrées exotiques pour les marins grecs, le temps passé à terre est utilisé à chercher un peu de chaleur féminine qui, comme depuis toujours, s’obtient aisément grâce à l’argent. L’amour naissant de ces ébats tarifés peut alors sembler singulier ou incompréhensible. Il touche pourtant Sandy, ancienne prostituée chilienne, perdue dans le temps, dans ses souvenirs, ceux des furieuses nuits de passion avec ces matelots à l’odeur de sel et au goût particulier.

Deux univers qui jamais ne se rencontrent

Tout le long d’Exotica, erotica, etc., on est transporté dans deux récits parallèles, narrés par deux voix off : celle de Sandy et celle d’un capitaine grec. Des histoires agrémentées par les incroyables images évoquées plus haut, auxquelles viennent s’ajouter des séquences sensuelles de chaudes soirées en compagnie de prostituées, tout cela mis en musique par le Français Éric Neveux, dont la bande-son hypnotique accompagne parfaitement la fascination visuelle éprouvée.

Si les prostituées – représentées par Sandy – et les marins se rencontrent, ils ne pénètrent jamais dans le monde de l’autre. Ce sont deux univers bien distincts qui nous sont donnés à vivre. Sandy ne voit des matelots que leur virilité envoûtante – et c’est déjà beaucoup, tant l’explosion érotique qui s’affirme encore en elle submerge les sens du spectateur. Quant aux marins, à travers la voix du capitaine, ils semblent naviguer, au-delà de cette légèreté et de celle de l’océan, comme des chamans – ainsi que l’exprime le capitaine – en communion avec la nature déserte et sans frontière. Ils ne se lassent jamais d’appartenir à la mer, bien plus qu’à la terre. Comme s’ils étaient une autre espèce d’homme, faite pour naviguer bien plus que pour marcher.

Ivresse, sensualité, spiritualité

À travers cette heure et dix minutes onirique et métaphysique, des thèmes éternels se dessinent : le voyage, l’errance, la recherche d’un absolu, l’amoureuse attendant son amant… Exotica, erotica, etc. distille ses richesses plusieurs heures ou jours encore après le visionnage. Il est difficile de bien en parler car l’expérience est avant tout sensorielle et émotionnelle. Il est nécessaire de la faire partager, même s’il est compliqué de savoir quand il sera possible de voir le documentaire ailleurs. Il faut compter sur la notoriété du film, qui a déjà gagné des prix dans nombre de festivals. En attendant, l’ivresse, la sensualité et la spiritualité d’Exotica, erotica, etc. me resteront longtemps en mémoire.

Vous pouvez voir quelques extraits du film sur Vimeo avec les liens suivants :

Extrait 1

Extrait 2

Extrait 3

Extrait 4

Extrait 5

« Spotlight », ce qu’ils ne voulaient pas voir

« Spotlight », ce qu’ils ne voulaient pas voir

Très classique dans sa réalisation et son déroulement, Spotlight, meilleur film et meilleur scénario aux Oscars 2016, en impose par sa magistrale leçon de journalisme. En filigrane, une autre idée : il est facile de détourner le regard de l’horreur quand elle est devant soi.

« S’il faut un village pour éduquer un enfant, il faut aussi un village pour l’agresser. » Cette phrase, prononcée par l’avocat Mitchell Garabedian (Stanley Tucci), défenseur d’enfants victimes de prêtres pédophiles dans l’archidiocèse de Boston, est terriblement juste et lucide. Certes, Boston n’est pas un village. Mais à chaque ville et communauté ses petits secrets qui, de fil en aiguille, finissent par devenir immenses.

Au-delà de l’ode au journalisme d’investigation, mise en scène de façon très simple et efficace par Tom McCarthy, Spotlight entend évoquer comment, en regardant ailleurs, toute une communauté, très catholique, finit par laisser des criminels agir impunément. Et puisque le film est tiré de faits réels, la démonstration a d’autant plus d’impact.

Un scandale à l’ampleur sans précédent

Boston, 2001. Plus précisément, le Boston Globe, là où on fait l’info pour tous les Bostoniens. Sous l’impulsion d’un nouveau rédacteur en chef, Marty Baron (Liev Schreiber), l’équipe de journalistes d’investigation du canard, baptisée Spotlight, débute une enquête sur un prêtre du diocèse, soupçonné de pédophilie mais jamais inquiété.

Les quatre équipiers de choc, Walter Robinson (Michael Keaton), Michael Rezendes (Mark Ruffalo), Sacha Pfeiffer (Rachel McAdams) et Matt Carroll (Brian d’Arcy James), croient au début qu’ils seront confrontés à des affaires isolées. Mais plus ils cherchent, plus ils s’aperçoivent de l’ampleur du scandale, du nombre de prêtres dûment couverts par leur hiérarchie, du nombre de victimes sans parole depuis des années…

Le film, bien aidé par ses impeccables acteurs, déroule son implacable leçon d’investigation journalistique durant deux heures, étalant ses révélations obtenues grâce aux multiples sources des reporters : les victimes, des avocats – dont certains ont aidé l’Église locale à obtenir des accords avec d’anciens enfants abusés, avec la promesse de ne pas poursuivre l’institution –, un psychothérapeute, Richard Sipe, ancien curé qui a fait de longues recherches sur la pédophilie dans l’Église. Et, quand l’article est enfin publié, la parole se libère : des milliers de victimes à travers le monde se mettent à témoigner.

Des aveuglements plus ou moins coupables

En filigrane, comme évoqué plus haut, se pose la question suivante : comment toutes ces agressions ont pu avoir lieu alors qu’autant de gens savaient (prélats, avocats, paroissiens…) ? Spotlight y apporte plusieurs réponses. Certains agissaient dans leur intérêt ou parce qu’ils « faisaient leur boulot », selon l’expression consacrée. Quant aux parents des victimes et leurs enfants, ils constituaient des familles pauvres, pour qui l’Église représentait énormément.

Il fallait donc plusieurs aveuglements, certains pas tout à fait conscients, d’autres plus compromettants. À la fin, c’est ce qu’on retient aussi de Spotlight : il est facile de détourner le regard, de refuser de voir, quand une vieille institution respectable, normalement encline à sauver les âmes, a des comportements peu charitables. Cela ne concerne bien sûr pas que l’Église, à Boston ou ailleurs. À chacun de le constater au quotidien.

« L’Étreinte du serpent », boat trip initiatique

« L’Étreinte du serpent », boat trip initiatique

Le film de Ciro Guerra, nommé aux Oscars dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère, est un déroutant voyage initiatique dans l’Amazonie colombienne et ses peuples anciens.

Une sacrée expérience, ou plutôt une expérience sacrée. Car le sacré des tribus ancestrales d’Amazonie est partout dans L’Étreinte du serpent. Dans ce film, on parle du Grand Anaconda descendu sur Terre, c’est-à-dire le fleuve Amazone, du caapi, une décoction aux propriétés hallucinogènes (on la connaît plus souvent sous le nom d’ayahuasca), ou encore de la yakruna, une plante qui donne la capacité de rêver.

C’est précisément celle-ci que cherche Evans (Brionne Davis), ethnobotaniste américain, qui tombe sur le vieux Karamakate (Antonio Bolivar Salvador Yangiama) dans la forêt. L’hyper-rationnel Evans dit n’avoir jamais pu rêver, ni endormi, ni éveillé. Karamakate, dernier représentant de la tribu des Cohiuanos, se décrit lui comme un chullachaqui, c’est-à-dire le double de lui-même, mais creux, vide, désormais incapable de se souvenir de son passé et de communiquer avec la nature.

Plongée dans l’Amazonie sauvage, en noir et blanc

Les deux embarquent alors pour un voyage en pirogue et à pied, sur l’Amazone et dans la luxuriante forêt qui le borde. Et à mesure qu’ils progressent, s’égarent, Evans et Karamakate se trouvent ou se retrouvent.

Karamakate commence à se remémorer : quarante ans auparavant (Nilbio Torres incarne le jeune Karamakate), il avait accompagné l’ethnographe Theodor von Martius (impeccable Jan Bijvoet) dans la même quête de la yakruna. Sauf que celle-ci devait servir à le guérir d’une maladie mortelle.

Le film raconte ces deux histoires en parallèle, qui s’avèrent toutes les deux aussi déroutantes et envoûtantes. On plonge dans cette Amazonie sauvage, en noir et blanc, laquelle captive autant que la quête quasi mystique des personnages. Mais en fait, à travers la promesse de toucher les dieux, c’est des questions d’identité et de transmission que le film traite.

Deux histoires, un voyage

Transmettre, c’est tout ce que souhaite Theodor, qui transporte inlassablement ses lourds carnets remplis de notes et d’illustrations pour pouvoir les publier dans son Allemagne natale. Mais le fougueux Karamakate voue alors une haine particulière aux Blancs.

Quarante ans après, il apparaît plus sage dans sa recherche de la yakruna avec Evans. Ces deux voyages à des décennies d’intervalle finissent par constituer un seul voyage initiatique pour les personnages, qui se confondraient presque. Le Karamakate âgé a appris de ses souvenirs de Theodor ; au tour d’Evans, pas si éloigné du Karamakate jeune, d’apprendre aux côtés du chullachaqui en rédemption.

Hommage à Theodor Koch-Grünberg et Richard Evans Schultes

Avec L’Étreinte du serpent, Ciro Guerra voulait non seulement montrer l’Amazonie de son pays, mais aussi rendre hommage à des peuples trop peu connus. Pour cela, il s’est fondé sur les écrits de l’ethnologue allemand  Theodor Koch-Grünberg et de ceux du botaniste américain Richard Evans Schultes. Les Theodor et Evans du film rendent hommage à ces deux personnalités.

L’Étreinte du serpent tire sa force de ce travail de recherche et de la volonté de tout montrer du point de vue d’un Cohiuano, dont la peuplade a été exterminée par les exploitants du caoutchouc. Peu importe que la vision du monde de Karamakate, qui a ses dieux et vénère la forêt l’entourant, ne soit pas vraiment expliquée. Elle s’impose petit à petit au spectateur. Et, en observant, vers la fin, l’Amazone et ses mille entrelacements, on en vient à le croire : c’est bien le Grand Anaconda descendu sur Terre.

(N. B. : Pour voir le film à Paris, il ne reste plus que quelques séances nocturnes au Saint-André-des-Arts.)

« Midnight Special », mon père est ailleurs

« Midnight Special », mon père est ailleurs

Hommage à un certain cinéma, Midnight Special est sans doute le plus conventionnel des films de Jeff Nichols. Il n’en est pas moins bien mené, efficace et joliment interprété.

Midnight Special fleure bon les années 1980. En cela, il pourrait être désuet. Et pourtant, ça marche. Le petit dernier de l’excellent Jeff Nichols (Take Shelter, Mud) se situe dans la veine de films de science-fiction du siècle dernier : Rencontres du troisième type (Steven Spielberg), Abyss (James Cameron), Contact (Robert Zemeckis) Comme certains d’entre eux, Midnight Special ne dévoile tout son mystère que petit à petit, menant à un final sobrement enchanteur.

Avant cela, le film s’avère un bon thriller mené tambour battant. L’objet de toutes les convoitises de Midnight Special, recherché par le gouvernement américain, c’est Alton Meyer (Jaeden Lieberher), petit garçon de 8 ans doté de plusieurs pouvoirs fabuleux : d’un regard lumineux, il fait voir des merveilles indescriptibles aux autres ; d’une pensée, il contrôle les appareils électroniques, ou capte leurs communications.

Course-poursuite haletante

C’est pourquoi, autour de l’enfant, une secte s’est créée, le Ranch. Alton y est élevé. Les paroles étranges qu’il prononce y tiennent lieu de sermons. Mais son père, Roy, persuadé que le gamin a une mission devant être accomplie prochainement, l’enlève pour l’emmener à un endroit bien précis, où quelque chose est censé se produire.

MIDNIGHT SPECIAL
Alton (Jaeden Lieberher), poursuivi par tous mais protégé par sa mère (Kirsten Dunst). Ouf ! © Warner Bros

Roy, son ami Lucas (Joel Edgerton, récemment vu dans Strictly Criminal ou Jane Got a Gun) et Alton sont donc traqués par le FBI et la secte du Ranch. La majeure partie du film tient en haleine grâce à cette course-poursuite pour les uns, fuite pour les autres. On suit chaque point de vue tour à tour, sans savoir exactement à quoi les personnages aboutiront.

Michael Shannon, encore et toujours

Et tout cela fonctionne très bien, notamment grâce aux zones d’ombre du film, savamment entretenues jusqu’à son dernier tiers. Le tout est joliment interprété, avec une mention spéciale pour Michael Shannon, tout en intériorité, et Adam Driver, qui interprète Paul Sevier, un agent de la NSA tentant de percer le mystère Alton.

Midnight Special reste certes une production hollywoodienne : Jeff Nichols a joué le jeu et ce film n’atteint pas la profondeur des précédents. Mais le divertissement , plaisant, bien rythmé, comporte aussi son lot d’interrogations sur la foi, le sacrifice, la famille. Et l’image finale, sur le regard d’un Michael Shannon qui en dit long, donne tout son sens à Midnight Special.

Belle "confrontation" entre Paul Sevier, l'agent de la NSA (Adam Driver) et Alton. © Warner Bros
Belle « confrontation » entre Paul Sevier, l’agent de la NSA (Adam Driver) et Alton. © Warner Bros